Les États-Unis d’Amérique : une fascination française contrariée

Le meurtre de George Floyd par un policier blanc et l’indignation mondialisée qu’il a suscitée a atteint la France, où les populations noires sont souvent victimes de brutalités policières.

À l’appel de SOS Racisme, un rassemblement s’est tenu ce mardi 9 juin, Place de la République à Paris, pour rendre hommage à George Floyd. Au-delà de cet hommage, les organisateurs ont aussi voulu, par ce rassemblement, condamner le racisme et les violences au sein de la police et dans la société française. Il y avait dans les rangs de la manifestation deux présences remarquées : celles des familles de Malik Oussekine et de Théo Luhaka. Le slogan fédérateur des manifestants étant naturellement, comme aux Etats-Unis, Black Lives Matter. Pas la peine de traduire en français. C’est américain, donc compris par tout le monde, y compris dans la patrie des droits de l’homme et de la francophonie. La fascination que le pays de l’Oncle Sam exerce sur certains habitants du pays d’Astérix et Obélix est une vraie curiosité.

Assimilation contre communautarisme

Les Noirs de France sont fascinés par les Etats-Unis d’Amérique. Et pour cause : la lutte que les Noirs y ont menée contre l’esclavage, le racisme et toutes les discriminations dont ils étaient victimes, a porté leurs fruits. Tout n’y est certes pas rose, mais les résultats illustrent le long chemin parcouru par les Noirs d’Amérique pour passer de la condition de bien meuble à celui de citoyen à part entière. L’un d’eux, en l’occurrence Barack Obama, a été élu et réélu président des États-Unis d’Amérique. Les chansons de Michaël Jackson, Miles Davis, James Brown, Beyoncé et de bien d’autres encore, sont des tubes planétaires. A l’international comme à l’échelle nationale, ces artistes sont d’abord perçus comme des Américains. Les films américains dans lesquels l’esclavage ou la lutte pour les droits civiques sont abordés avec gravité et réalisme sont légion. Denzel Washington (ou Morgan Freeman) peut aujourd’hui incarner Malcolm X ou le président des Etats-Unis, sans que cela heurte la sensibilité des chaînes de télévision américaines. D’ailleurs, leurs homologues françaises programment sans aucune hésitation ces films à des heures de grande audience en France, mais ne sont pas convaincues de l’intérêt d’en produire avec des acteurs français et noirs. La chaîne privée TF1 a confié pour la première fois les rênes de son journal de 20 heures (une institution nationale) à Harry Roselmack, un journaliste français noir, en 2009. L’expérience n’a pas fait long feu. Aucune autre chaîne du paysage audiovisuel français n’a tenté l’expérience, les chaînes du groupe France Télévisions comprises. Au-delà de la lutte contre l’absence des Noirs à la télévision menée par Calixthe Beyala et Luc Saint-Eloy du Collectif Egalité, l’apparente opposition entre l’assimilation républicaine à la française et le communautarisme à l’américaine plonge ses racines dans le rapport historique aux Noirs dans ces deux pays.

La promesse Républicaine

La France et les USA sont deux pays différents, cela n’a échappé à personne. Être Noir en France et aux États-Unis ce n’est pas exactement pareil. Soit vous êtes perçu comme ressortissant d’une ancienne colonie française d’Afrique qui est un sans-papiers potentiel en France, soit vous êtes considéré comme un descendant d’esclave. Dans les deux cas de figure ce n’est pas très glorieux. C’est même très dévalorisant et violent pour celui qui se le prend en plein visage, alors qu’il essaie de croire au modèle républicain qui garantit, en théorie la liberté, l’égalité et la fraternité à tous les citoyens, sans distinction aucune. Les Français aiment leur police et leur gendarmerie. Elles assurent leur paix et leur sécurité. La seule fois, pour le moment, qu’elles ont été prises à défaut dans l’exercice de leur mission républicaine sur le territoire national, c’était lors de l’Occupation. L’historien Jean-Marc Berlière par exemple a fait un travail formidable sur cette période. Il a cependant fallu attendre le procès de Maurice Papon, en 1997, pour que ce sujet complexe et ses secrets honteux soient perçus comme une partie de l’histoire de France qui ne relève pas de la construction intellectuelle de « cerveaux malades ». Pourtant il y avait déjà eu le discours de Jacques Chirac du 16 juillet 1995, reconnaissant la responsabilité de l’État français dans la rafle et la déportation des Juifs, qu’il qualifiait alors d’injure à notre passé. Même dans cette période de collaboration, il y eut des policiers et gendarmes suffisamment courageux et vertueux pour rejoindre ou aider la résistance. Il faut un travail a minima équivalent sur l’esclavage et la colonisation pour comprendre le rapport des Antillais et des Africains aux forces de l’ordre en France.

Les bienfaits de la colonisation

En campagne pour l’élection présidentielle, Emmanuel Macron avait fait une déclaration historique dans un média algérien. Il avait qualifié la colonisation de crime contre l’humanité. Cette déclaration fut un tel choc dans une partie de l’opinion qu’il dut tempérer son propos quelques jours après, en soulignant qu’il n’était ni dans la culpabilisation, ni dans la dramatisation. La partie la plus importante de son rétropédalage est celle dans laquelle il disait qu’il est temps de réconcilier les mémoires, et que c’est la responsabilité de sa génération, qui n’a pas vécu la guerre. Nous sommes en 2017. Douze ans plus tôt, un appel à ce travail de mémoire avait été lancé par le mouvement des Indigènes de la République. Il faut rappeler, avant de poursuivre, que cet appel fut lancé en réaction à une démarche demandant la création d’un musée du colonialisme pour montrer les bienfaits de la colonisation, ainsi que le vote par le parlement français de la loi du 23 février 2005, prévoyant dans l’un de ses articles que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du nord, et accordant à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires, la place éminente à laquelle ils ont droit. » Voilà le contexte de cet appel qui débouche sur une invitation à célébrer le 60e anniversaire du soulèvement de Sétif, coup d’envoi de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, qui fut réprimé avec une extrême violence par la police française : les autorités françaises reconnaissent 103 morts parmi les Européens, et 1 500 chez les musulmans. Quant aux autorités algériennes, elles comptabilisent aujourd’hui 45 000 morts. Pour les historiens, le bilan se situe entre 2 500 et 6 000 morts. Tout cela se passe sur l’autre rive de la Méditerranée, à quelques centaines de kilomètres de l’Hexagone. Des histoires comme celle-là se sont produites au Cameroun, à Madagascar, en Guinée, en Indochine, et dans d’autres colonies françaises. Pourtant, ces histoires ne sont pas encore considérées comme une partie intégrante de l’histoire de France. Grâce au travail parlementaire de Christiane Taubira, le Parlement français a adopté le 10 mai 2001 la loi reconnaissant comme crime contre l’humanité « la traite des Noirs et l’esclavage des populations africaines, amérindiennes, malgaches, et indiennes, perpétrés en Amérique et aux Caraïbes, dans l’océan indien et en Europe, à partir du XVe siècle. » La loi est promulguée le 21 mai, sous la présidence de Jacques Chirac.

Revendications mémorielles

Cette loi est considérée par ses détracteurs comme une loi mémorielle. Selon eux, elle est une loi pour les Noirs, contre le reste de la nation. Dans les faits, la loi prévoyait que les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accordent impérativement à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent. Ce n’est qu’en 2008 que l’enseignement de la traite est explicitement inscrit au programme des collèges. La loi Taubira recommandait aussi la création du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage. Peut-on raisonnablement soutenir, avec le recul du temps, que les Français ont aujourd’hui une parfaite connaissance de ces moments de leur histoire ? Rien n’est moins sûr. Pourtant, le président François Hollande a inauguré le 10 mai 2015 un lieu de mémoire à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe : le Mémorial ACTe. La Guadeloupe fait partie de la France, et il n’est donc pas scandaleux qu’elle accueille le siège de ce mémorial. Cela dit, il s’agit d’une nouvelle mise en périphérie d’un pan du roman national français. La violence dont les Français ont été témoins lors de la répression des manifestations organisées par les Gilets Jaunes sur l’ensemble du territoire national aurait pu leur permettre de constater que les violences policières dont se plaignent certains usagers ne sont pas une vue de l’esprit. Le journaliste et écrivain David Dufresne a documenté les dérapages des forces de l’ordre sur cette période. Il suffit de consulter son travail pour comprendre que dénoncer la violence de certains policiers en intervention, n’est pas synonyme d’être anti-flics ou antipatriotique. Les bavures policières n’affectaient jusqu’à présent que les minorités ethniques et les étrangers. Depuis la crise des Gilets Jaunes, grâce aux réseaux sociaux et aux téléphones portables, l’on constate qu’elles peuvent s’abattre sur tout le monde, sans distinction d’âge, d’origine sociale, ou de race.

Combattre les violences policières, pas la police

Il serait très facile de prendre position pour ou contre la police. De dire qu’il n’y a que des Blancs dans la police nationale et la gendarmerie, et que les Noirs sont les seules victimes des dérapages des forces de maintien de l’ordre. C’est une posture qui crée un clivage entre Noirs et Blancs, sans apporter de la valeur ajoutée au débat de fond. Il y a incontestablement eu des dérapages meurtriers. Malik Oussékine, Steve Maia Caniço, Zineb Redouane, Adama Traoré, ou encore Cédric Chouviat, pour ne citer que les cas les plus connus, n’ont pas choisi de mourir pour jeter l’opprobre sur les policiers. Il ne semble pas non plus qu’ils se sont concertés dans le cadre d’une organisation sectaire pour que leurs morts servent la cause obscure de toutes les personnes qui voudraient arracher des excuses de la communauté blanche. Ces morts révèlent des dysfonctionnements au sein des forces de maintien de l’ordre qui ne doivent pas être étouffés. On peut étouffer des personnes, pas la vérité. Et la vérité, c’est que des écrans de fumée sont actuellement utilisés pour faire croire que combattre les violences policières est synonyme de combattre la police française. Il y a des ripoux dans la police, mais tous les policiers ne sont pas des ripoux. Il y a des racistes dans la police, mais tous les policiers ne sont pas racistes. Il y a des policiers violents, mais tous les policiers ne sont pas violents. L’Inspection générale de la police nationale (IGPN) doit remplir sa fonction. Séparer le bon grain de l’ivraie. Tant qu’elle fera de la probité des policiers un dogme, elle sera à côté de sa mission. Aux États-Unis, des policiers ont condamné les actes répréhensibles de leurs collègues. En France, les policiers qui ont l’outrecuidance de dénoncer les dérives déontologiques de leurs collègues sont pris pour cibles par les syndicats et leur hiérarchie, au nom de l’omerta dont la préservation l’emporte sur la recherche de la vérité. Quand des monstres commettent des attentats en France au nom d’Allah, personne n’est choqué que l’on demande aux musulmans de se désolidariser d’eux. Dans la même France, exiger l’exemplarité de la police est considéré comme un acte de trahison vis-à-vis des policiers auxquels tout doit être pardonné, y compris les actes les plus ignobles : exécuter des prévenus sans procès, alors même que la peine de mort a été abolie par le président François Mitterrand. C’est pour cette raison que le mouvement américain #BlackLivesMatter, a un tel écho en France. Ce fut la même chose avec #MeToo, en son temps. Bien que la société américaine soit une juxtaposition de communautés, ces communautés font nation. La grandeur de la France consiste-t-elle à répondre aux victimes noires de sa police qu’elles pourraient rentrer en Afrique si elles ne sont pas contentes du traitement qui leur est réservé en France ? Si la mondialisation (ou plus précisément l’américanisation) de la société française ne cesse de s’accélérer, à telle enseigne que certaines autorités de ce pays préfèrent s’exprimer en anglais plutôt qu’en français, même quand elles en ont le choix, pourquoi continuer de défendre un modèle républicain auquel plus personne ne croit ? Une seule explication : la fascination contrariée que l’Amérique exerce sur un nombre de plus en plus croissant de Français.

Louis Magloire Keumayou

Journaliste, spécialiste de l’Afrique

Twitter : @keumayou

Les illustrations sont de la rédaction

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