Musique: Manu Dibango, artiste et « personnalité politique »

La majesté de l’œuvre artistique d’Emmanuel N’djoké Dibango, alias Manu Dibango, Papy Groove est de notoriété publique. Au contraire  de ses engagements politiques et citoyens qui  restent encore, eux l’apanage d’un public restreint.

Pourtant que de combats n’a-t-il livrés sur ces fronts-là ? Certains gagnés et d’autres perdus. Puis d’autres encore en cours. L’un des ceux qu’il n’a jamais perdus aussi tristement étant le tout dernier, celui pour la vie, face au vilain covid 19, ce redoutable pot de fer, qui aura eu raison de ce colosse, de 86 printemps, bien trempés, qui nourrissait pourtant encore de nouvelles aventures.

L’éclairage hors champs professionnel que nous délivrons ici est le seul auxiliaire qui nous a paru pertinent pour faciliter la compréhension de certains engagements et combats, menés sans tambour ni trompette, par ce débonnaire ogre de la vie.

Doté d’une inépuisable énérgie, Manu Dibango, ce géant de taille, l’était aussi de cœur. Citoyen actif, il était « statutairement » embarqué dans la galère de son temps, une manière pour lui d’endosser sa part de fardeau dans la résolution des défis de son époque. Aurait-il pu remplacer son saxophone par un révolver, qu’il l’aurait probablement, volontiers fait. À l’image de ce qu’avait déjà pensé faire en son temps l’écrivain engagé Jean-Paul Sartre :  remplacer son stylo par un revolver, pour changer le monde. Hélas !

Réputé généreux et sensible au sort de la multitude, il était toujours disposé à aller au chevet de la veuve et de l’orphelin, pour dispenser toute sorte de baume pouvant soulager les cœurs meurtris. Comme nul autre pareil, Manu Dibango est le produit de son histoire. Laquelle s’est laborieusement construite entre deux continents, deux civilisations, qui l’ont symétriquement façonné, et entre lesquels, il s’est inlassablement investi pour bâtir des ponts : l’Afrique de son berceau, et l’Europe de son adoption.

Son arrivée à Marseille

Manu Dibango débarque en France, à Marseille, à l’âge de 15 ans, pour y poursuivre ses études commencées au Cameroun, où il venait d’obtenir son certificat d’études. Il a pour tout saint-frusquin trois kilos de café. Une denrée rare et chère à cette époque, destinée à lui permettre de payer ses premiers mois de pension. Il est reçu dans une famille européenne, dans la petite ville de Saint- Calais, en Sarthe, où il va découvrir la culture française. Cette condition « d’adopté » a pour avantage de l’instruire, très tôt à la primauté des valeurs sur la biologie. Celles-ci, étant le socle de toute éducation qui forge l’Homme, en l’élevant.

Homme de conviction, il aura aussi été un homme de circonstances. Sans mépris pour ses mérites-loin s’en faut- il a néanmoins bénéficié d’heureuses rencontres, dont certaines ont considérablement influer sur le cours de sa vie. La première étant celle d’avec son compatriote Francis Bébey, l’homme qui lui apprendra les rudiments du jazz, au détriment des études, qu’il finira par abandonner. La deuxième rencontre est celle de son amour belge, Marie-Josée, dite Coco, femme peintre-mannequin, qu’il épousera en 1957. Et enfin plus déterminant, sa rencontre avec Joseph Kabasélé Tshamala, Grand Kallé, ce géant de la musique africaine, qui reprofilera son jazz, en l’« africanisant  ». A l’aube des années 60, c’est d’ailleurs dans son sillage et celui d’une boite de nuit bruxelloise « les Anges Noirs », fréquentée par les politiciens et intellectuels Congolais, venus à Bruxelles participer à la « table ronde Belgo-Congolaise » de négociation de l’indépendance de la République du Congo-Léopoldville, que Manu Dibango s’éveillera politiquement.

Ensemble, Papy Groove et Grand Kallé enregistreront, entre autres titres « indépendance cha-cha », l’hymne des indépendances, passé dans la conscience populaire comme l’emblème de l’accession à la liberté. En effet, cette chanson avait agrémenté la conférence de la table ronde belgo-congolaise, relative aux négociations de l’indépendance de la République du Congo Léopoldville.

Grand Kallé et Manu Dibango feront ensuite route ensemble jusqu’à Kinshasa, où celui-ci tentera désespérément de s’installer. Il y découvre misère et souffrances humaines, qui auront pour effet d’évéiller sa conscience citoyenne, voire même politique. Cette dernière s’étoffant par la suite, au Cameroun, son pays natal, où il échouera également à s’implanter.

De guerre lasse, il revient en France, où il va engager divers combats politiques, en marge de sa brillante carrière artistique dont voici un florilège:

– Lutte contre les discriminations et pour l’égalité :  Au début des années 80, dans l’effervescence de la nouvelle donne issue de l’élection de François Mitterrand, il sera présent au lancement de SOS racisme, aux côtés d’Harlem Désir et de Julien Dray. Dans la même veine, il s’est beaucoup battu pour la libération de Nelson Mandela.

En 1988, à Strasbourg, il saborde le congrès du Front National de Jean-Marie Lepen, en organisant gratuitement et simultanément un concert de soutien à SOS racisme.

Il a aussi été, et ce dès ses origines, l’un des soutiens majeurs du Conseil Représentatif des Associations Noires de France (CRAN)

– Crise en Ethiopie :  Il est l’initiateur, en 1981 de la chanson Tam-Tam qui réunira plusieurs grands noms de la musique africaine, pour collecter des fonds en faveur de l’Ethiopie.

– Lutte contre le réchauffement climatique : En 2018, dans le journal « le Monde », daté du 3 septembre, il signe avec Juliette Binoche une tribune contre le réchauffement climatique, juste après la démission de Nicolas Hulot du ministère de la transition écologique.

– Respect de la propriété intellectuelle  Il a réussi à faire plier « judiciairement » Mickael Jackson et Rihanna, pour avoir plagié  « Soul Makossa », l’hymne de la 8e coupe d’Afrique des Nations, en 1972, au Cameroun, (remporté par le Congo-Brazzaville).

 Quelques dates importantes de sa vie.

1986 : Commandeur des arts et lettres de France.

1988 : Publication de son autobiographie « Trois kilos de café »

1993 : La Maison des Jeunes et de la Culture de Saint-Calais ( sa ville d’adoption) est débaptisée « Manu Dibango »

2010 : Chevalier de la légion d’honneur par Jack Lang.

1992 : Dans « Wakafrica » qui est une reprise des grands tubes africains, il réunit plusieurs artistes, dont Youssou Ndour, Salif Kéïta, Papa Wemba, Angélique Kidjo, Peter Gabriel, King Sunny, Manu Katché…

2000 : Désigné meilleur artiste du siècle au Cameroun.

2001 : Collabore avec Werrason et la chanteuse Makoma, dans « Kibwissa Mpimpa » dans une chanson dédiée à la Croix rouge.

2005 :  Réalise la musique du film Kirikou et les bêtes sauvages.

2007 : Désigné parrain officiel de la 20ème édition du FESPACO de Ouagadougou.

2015 : Désigné par l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) témoin aux Jeux Olympiques et Paralympiques de Rio de Janeiro de 2016.

Camerounais forever  

Manu Dibango est né Français. À l’accession du Cameroun à l’indépendance, ce pays n’autorisant pas la double nationalité, il est obligé de se déterminer. Il choisira la nationalité camerounaise, avec les contraintes de visas inhérentes à ce choix, notamment lors de ses multiples voyages à travers le monde :  un symbole !

La vie de Manu Dibango est en soi un modèle d’humanité, d’humilité et aussi de résilience à l’égard des rigueurs de l’existence. Elle est une source d’inspiration dans laquelle l’on gagnera à venir s’abreuver pour garder l’espérance, même quand l’horizon parait sombre.

Cet homme, qui avait les moyens de s’installer dans les bourgeois et prestigieux quartiers de France avait préféré vivre en immersion dans le peuple, dans les quartiers dits populaires. En effet, quand il lui a fallu s’installer en région parisienne, il a fait le choix du populaire 20e arrondissement de Paris au milieu des années 90. Puis plus tard à Champigny sur Marne, où il habitait encore tout récemment : encore tout un symbole !

Manu Dibango laisse quatre enfants : Deux filles : Marva et Georgia. Deux garçons : Michel et James.

Nombre de ses combats restent inachevés à sa disparition. Mais qu’importe comme dirait le musicien  Mano solo : « Dans la vie, ce qui compte, ce n’est pas l’issue, mais le combat »

Guy Francis TSIEHELA

 

 

 

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