mercredi 3 décembre 2025
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Chronique : L’or noir, les paradis et l’homme qui en faisait le lien : l’empire à double fond de Samuel Dossou-Aworet

L’annonce, le 24 mars 2025, par la Gabon Oil Company (GOC), du rachat des actifs de Tullow Oil au Gabon pour 300 millions de dollars a été présentée comme un puissant acte de souveraineté nationale. Un geste fort pour mettre fin à des décennies de tutelle. Pourtant, derrière ce « crépuscule d’un long règne occulte » évoqué par les autorités, se dessine l’ombre portée d’un seul homme : Samuel Dossou-Aworet. L’histoire de sa fortune est un récit édifiant sur la manière dont l’or noir d’un pays peut financer des empires privés ancrés… à l’étranger.

De conseiller du président à « Monsieur Pétrole » : la construction d’un empire

L’ascension de Samuel Dossou-Aworet, ingénieur béninois de formation, est indissociable de celle de l’industrie pétrolière gabonaise elle-même. Arrivé à Libreville en 1974, il intègre Petrogab, la compagnie pétrolière d’État. Naturalisé gabonais en 1976, il gravit rapidement les échelons.

Son poste-clé fut celui de conseiller spécial du président Omar Bongo pour les affaires pétrolières à partir de 1988, une fonction qui lui valut le surnom de « Monsieur Pétrole d’Omar Bongo ». Il dirige la Direction générale des hydrocarbures et représente le Gabon à l’OPEP, dont il présidera même le conseil des

 

gouverneurs à deux reprises. En 1992, fort de ce réseau et de cette expertise unique sur le marché national, il fonde à Londres le groupe Petrolin.

Si Petrolin est actif dans l’exploration et la production dans une dizaine de pays, Dossou-Aworet étend son empire à l’aviation d’affaires (avec une flotte de jets privés) et au secteur bancaire, en prenant des participations dans des institutions comme Orabank, Bank of Africa et BGFIBank Bénin.

Le modèle Petrolin : une fortune bâtie sur les failles d’un système

Comment un conseiller présidentiel devient-il un magnat du pétrole opérant depuis l’Europe ? La trajectoire de Dossou-Aworet illustre un système où la frontière entre intérêt national et ambition privée devient poreuse.

 

La porosité public-privé

Son rôle d’État lui a donné une connaissance intime et un accès privilégié aux contrats,aux concessions et aux actifs pétroliers gabonais. Cette position fut la pierre angulaire de la création et de la croissance de Petrolin.

L’évasion des capitaux

Alors que Petrolin prospérait– avec un chiffre d’affaires déclaré de plus de 726 millions d’euros en 2013 –, son fondateur opérait une migration personnelle et financière remarquable.

Dans les années 1990, il quitte le Gabon pour s’installer successivement à Londres, Monaco, et finalement à Genève, en Suisse, où il réside aujourd’hui. Une grande partie de la fortune générée par les activités africaines a été réinvestie ou placée hors du continent, notamment dans le secteur de l’aviation d’affaires en Europe et dans des résidences dans des paradis fiscaux.

Le contexte gabonais

Cette évasion s’est produite dans un secteur pétrolier gabonais historiquement miné par des pratiques opaques. Un rapport d’audit de 2016 a révélé que des majors comme Shell, Perenco ou Total avaient manipulé des chiffres ou négocié le rabattement de leurs dettes fiscales envers l’État gabonais, privant les caisses publiques de centaines de millions de dollars.

Une page qui se tourne ? Souveraineté et défis

Le rachat par l’État des actifs de Tullow Oil s’inscrit dans une volonté plus large de reprendre le contrôle de la ressource pétrolière, qui représente encore près d’un quart du PIB gabonais. L’objectif affiché est d’augmenter la production nationale et, à terme, de réduire cette dépendance en diversifiant l’économie vers les BTP, l’industrie minière transformatrice et l’agriculture.

Le départ de figures comme Dossou-Aworet symbolise la fin d’une ère. Un commentaire en ligne résume un sentiment répandu : « Voilà un homme qui devrait aussi comparaître devant la cour spéciale au Gabon. C’est l’homme qui a géré le pétrole Gabonais à l’époque de Bongo père, avant de quitter le pays ».

Pourtant, l’homme d’affaires reste un poids lourd incontesté. Il a récemment été élu président de la Table Ronde des Hommes d’Affaires Africains (ABR), où il plaide pour un secteur privé africain plus fort et des investissements intra-africains. Il poursuit également ses investissements, comme au Nigeria où Petrolin est devenu un acteur gazier majeur.

Le paradoxe Dossou-Aworet

Un promoteur du développement africain et de l’intégration économique par le secteur privé. Une fortune personnelle bâtie sur un accès privilégié aux ressources d’un État, avec un transfert significatif de capitaux hors du continent. Un chapitre associé à l’ère Bongo, désormais officiellement « tourné » par les nouvelles autorités.

Un nouveau chapitre pour le Gabon ?

Le défi pour le Gabon, désormais, est de taille. Comme le souligne l’économiste François Ella, « Racheter, c’est une chose. Gérer et rentabiliser ces actifs dans l’intérêt du peuple gabonais en est une autre ». Il s’agit de transformer la souveraineté recouvrée en une gouvernance transparente et profitable à tous.

La trajectoire de Samuel Dossou-Aworet, quant à elle, reste le parfait archétype d’un capitalisme de connivence où la fortune privée a prospéré dans l’ombre de l’État, avant de trouver son havre bien loin des puits de pétrole qui l’ont fait naître.

L’histoire retiendra-t-elle le visionnaire panafricain ou l’architecte discret d’une formidable évasion de richesse ? Au Gabon, alors qu’une page semble se tourner, la question, ironiquement, n’a jamais été aussi ouverte.

 

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